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Au mois d’août prochain, un événement étonnant se déroulera, pour la cinquième année consécutive, dans un endroit insolite. Une troupe de 17 comédiens et metteurs en scène amène le théâtre jusqu’à Fontaine-Guérin (Maine-et-Loire), un petit village de 955 habitants. C’est là que la troupe du Nouveau Théâtre Populaire prend l’initiative de mettre en acte les idées de démocratisation culturelle et de décentralisation sauvage. Pour en savoir plus sur cette belle histoire, nous avons questionné Lazare Herson-Macarel, membre de cette troupe qui redonne de l’espoir. Ou la possibilité d’un théâtre du peuple.
Question assez simple pour commencer : le Nouveau Théâtre Populaire ca a commencé comment ?
C’est parti d’une blague (rires). J’étais dans un café, je discutais avec Léo et Clovis, amis et camarades de théâtre. Ça faisait déjà longtemps qu’on faisait du théâtre ensemble, qu’on essayait de trouver notre place dans le « milieu ». Ce qui demande beaucoup d’efforts et se révèle peu satisfaisant : par exemple, jouer devant un public composé à 80% de personnes travaillant dans le monde du théâtre n’a rien d’un rêve. Pour avoir lu certains de nos prédécesseurs (notre plateau ne s’appelle pas Jean Vilar pour rien !), nos rêves avaient une toute autre allure. On rêvait de faire un théâtre bien plus artisanal, plus franc si j’ose dire, et de le faire devant un autre public. J’ai fini par dire : « Pourquoi ne pas faire du théâtre chez ma grand-mère pendant le mois d’août ? » Ma grand-mère habitait Fontaine-Guérin, petit village de 800 âmes situé dans le Maine-et-Loire entre Saumur et Angers. Une belle maison de campagne avec un demi-hectare de jardin en pente et une grange. Le soir même on prenait un billet de train pour aller la voir : « On voudrait venir pour faire du théâtre ici pendant un mois cet été. » Elle accepte sans trop savoir ce que ça pourrait bien donner. Voilà comment ça a commencé.
Ensuite ?
On construit un plateau, on rassemble une troupe, on tombe d’accord pour monter deux spectacles et voir ce que ça donne. On se lance vraiment sans savoir si ça va marcher. Beaucoup nous promettent l’échec. Et c’est vrai qu’on se demandait : qu’est-ce qu’on fait si il y plus d’acteurs que de spectateurs ? Après une communication très artisanale : quelques tracts distribués dans les alentours, on voit arriver 70 curieux le jour de la première ! Là on s’est dit qu’on était vraiment partis pour une grande aventure.
Je te parle de l’été 2009 ; à l’aube de l’été 2013, on prépare la 5e édition du festival et la présentation la plus parlante de notre aventure peut se faire en chiffres, même si ce n’est pas ça qui compte le plus, loin de là. En quelques mots, le festival aujourd’hui c’est : 5 ans d’histoire, une troupe de 17 acteurs, 18 spectacles créés, 15 poètes différents et pour cette année, notre 100e représentation et 10 000e spectateur. La dernière édition c’est 26 représentations et 3 700 spectateurs à elle toute seule. On voit l’ampleur que ça a pris !
Prière théâtrale
L’augmentation du nombre de spectateurs est composée d’habitants de la région ou bien les gens viennent de plus loin ?
C’est une des évolutions de notre public. Au départ c’était des gens de Fontaine-Guérin qui se disaient « Tiens, il se passe quelque chose dans mon village », et puis avec une bonne communication et le bouche à oreille, ça a fini par marcher. Il faut ajouter que l’autre chiffre-symbole de notre festival c’est le prix du billet : un tarif unique à 5 euros. On peut venir en famille pour 20 euros, c’est moins cher que pour aller au cinéma !
Dans cette évolution du public, il y a un changement radical ?
On la ressent très fortement. Il y a plusieurs indices : le nombre, et des anecdotes révélatrices. Je me souviendrais toujours que, quand on a créé Roméo et Juliette la toute première année, en 2009, une dame me dit : « j’ai 70 ans, j’habite à Fontaine-Guérin, c’est la première fois de ma vie que je vais au théâtre. » L’essence de notre projet est là.
L’essence c’est d’offrir le théâtre à ceux qui n’en n’ont pas eu la chance ?
Oui. Et même plus simplement, c’est d’offrir ça à tout le monde. C’est la magie de ce festival. Au fur et à mesure on a aussi accueilli des personnes dites « importantes », même si, pour nous, ils ne le sont pas plus que les autres. Exemple : la deuxième année lors de la représentation du Songe d’une nuit d’été, il y avait le programmateur du nouveau théâtre d’Angers à côté des mecs de Fontaine avec qui on jouait tous les jours au foot depuis trois semaines. On ne voit pas ça partout !
Vous craignez parfois, qu’en devenant de plus en plus populaire, le public ne s’homogénéise : que vous deveniez une autre institution ?
C’est drôle, on m’a posé la même question il y a deux jours. Elle est en train de se poser à cause de l’ampleur que prend le festival. Comme toutes les utopies, la nôtre est mouvante. Notre projet s’invente et s’adapte au fur et à mesure. Tu parles d’une chose qu’on a à l’esprit et qu’on veut éviter. À mon sens on est à l’abri pour plusieurs raisons : les gens qui sont là on fait la démarche de venir à Fontaine-Guérin. Ce n’est pas rien. Maintenir la place à 5€ permet aux simples curieux de venir. Et puis, toute la troupe est animée par le même désir : travailler pour tout le monde, passionner celui qui vient pour la première fois. Ce qui nous importe le plus, c’est la personne qui après avoir vu Ruy Blas, de Victor Hugo, nous dit : « Je ne me suis même pas rendu compte que c’était en vers ! ». Celle qui découvre qu’elle aime ça.
C’est une belle entreprise…
Et ça marche ! On déjoue bien des prédictions pessimistes. Il y a une forme de racisme de classe, selon lequel il faut être initié à l’art pour l’apprécier, que nous combattons de toutes nos forces. Un chef d’œuvre, une représentation du monde ambitieuse, ça parle à tout le monde. La mixité au sein de notre public le prouve !
J’imagine que l’acteur doit vraiment aller chercher son public, presque de force, un enlèvement ?
Oui, il faut une énergie particulière. Aujourd’hui, dans de nombreux spectacles, la technique peut devenir omniprésente : il y a une rythmique, de la lumière et du son. L’acteur peut se reposer là-dessus. Le théâtre qu’on invente est un théâtre pauvre. Un plateau en bois construit de nos propres mains et deux projecteurs qui viennent prendre le relais du soleil à mesure qu’il se couche. Et à la dernière réplique quelqu’un est chargé de débrancher, et c’est tout.
Parlons maintenant d’un aspect plus politique. Votre NTP (Nouveau Théâtre Populaire) joue explicitement de la référence avec le TNP (Théâtre National Populaire), de Jean Vilar. Vous remplacez cependant « national » par « nouveau », pour quelle raison ?
Il y a, en filigrane, un hommage et une critique. Aujourd’hui, les théâtres nationaux ne correspondent plus du tout à ce qu’était le TNP. Pour le dire vite et ils vont m’en vouloir : la place n’est pas au même prix ! Et ce n’est pas un jugement de valeur. Nous n’avons simplement pas choisi cette voie.
À part ça, vous semblez d’accord sur un point : pour Jean Vilar, la nation signifiait le peuple dans sa totalité, il n’entendait pas par « théâtre populaire », un théâtre pour le prolétariat, à l’instar de Jean-Paul Sartre, par exemple…
Tout à fait, et je tiens à dire que nous faisons du théâtre pour tout le monde. On reprend l’expression de « théâtre élitaire pour tous », et tous c’est vraiment tout le monde, même les élites, même les intellectuels, même les acteurs…
Ils doivent trouver ça rafraichissant…
Oui. Ils se passionnent parfois pour notre aventure. Tant qu’on est dans l’amour du poème, on est dans la pensée, et on n’exclut personne. J’irais même plus loin, c’est parce qu’on est dans la pensée que ça devient passionnant, et nul besoin d’être un intellectuel pour cela. Nous voudrions défaire l’opposition admise entre ce qui est de l’ordre du plaisir, suscité par la beauté du texte ou l’engagement de l’acteur, et ce qui est de l’ordre de la pensée, de la représentation de l’être humain. Un spectacle comme La mort de Danton de Büchner (pièce montée par la troupe en 2011, NLDR) peut avoir une dimension très méditative, complexe, exigeante tout en restant la source d’un vif plaisir, pour peu que la sincérité dont je parlais soit là.
Un rêve nommé désir…
Dernière question sur l’aspect politique en relation avec les idées de démocratisation et de théâtre populaire. On a parlé de l’aspect pratique, la localisation et le tarif unique. Mais quelles sont les conséquences plus théâtrales à proprement parler : le choix des textes, la mise en scène, l’organisation de la troupe, par exemple ?
Le choix du répertoire est primordial et sujet à discussions. Comment se fait-il qu’on ait joué successivement Molière, Shakespeare, Corneille, Buchner, Feydeau, Victor Hugo et bientôt Brecht et Maeterlinck ? Au fond, c’est parce que ces œuvres nous on touchés. Non pas seulement en tant qu’artistes mais en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire au plus profond. À partir de là, notre travail est d’aller chercher tout le monde, initié ou pas.
Des spectateurs nous disent parfois: « Mon avis ne vaut rien, je n’y connais rien ». Mais nous pensons que cette modestie est justement ce qui rend si précieuses et si justes les impressions du public. Il y a une connaissance qui est bien plus liée à l’expérience vitale qu’à l’expérience théâtrale. On monte Le Cid parce que nous sommes tous Rodrigue, parce que nous sommes tous Chimène. L’année dernière, un spectateur m’a dit : « Le Cid m’a marqué à vie. J’avais l’impression que vous parliez ma langue. » Quand bien même, et peut-être justement parce que cette langue, en respectant rigoureusement l’alexandrin, n’a rien de réaliste. Le poème, c’est la langue que nous ne savons pas que nous parlons ! Nous essayons de choisir ces poèmes qui touchent au cœur.
Et qu’en est-il des textes plus directement politiques, à l’image du texte de Brecht, Le cercle de craie caucasien, que vous allez mettre en scène cet été ?
Nous ne souhaitons pas renouveler ce genre de distinction trop marquée et quelque peu artificielle entre l’intime et le politique : Le Cid est une pièce politique, car au sens fort, l’amour est politique.
C’est moins le cas pour cette année…
Oui, et c’est le résultat d’une démarche elle aussi politique : le fonctionnement de la troupe est démocratique, chacun peut exposer un projet et le vote s’effectue à main levée. En retenant Brecht et Maeterlinck, la troupe a fait le choix de l’audace. Ce sont là deux œuvres plus proches de nous dans le temps, moins innocentes politiquement et moins identifiables stylistiquement : Brecht et Maeterlinck ont inventé leur théâtre ! Nous faisons le pari que le public nous fera confiance et nous suivra dans ce tournant.
C’est l’avantage d’un théâtre de troupe implanté dans un espace : d’abord créer une relation de confiance avec un public pour ensuite l’emmener vers des territoires moins connus…
Si on fait ce pari, c’est aussi pour ne pas renoncer à notre identité, à cet optimisme actif qui attaque de front les obstacles, qui dément les prédictions ambiantes, souvent très défaitistes. On a foi en ce théâtre et l’audace fini par payer. Quand je dis payer, ce n’est pas en cash (rires), mais en joie ! On travaille bénévolement. Mais quand on lance une souscription, en deux semaines, on reçoit 50 lettres avec de l’argent et des encouragements ! Parce qu’on incarne cette idée, particulièrement précieuse aujourd’hui, que « quand on veut on peut. » Il faut croire en la puissance de l’utopie, de la force collective, de l’initiative. Ce qui s’exprime dans les efforts déployés par la troupe : 17 jours pour monter 5 spectacles.
Est-ce que cette contrainte temporelle, cette urgence n’a pas aussi quelque chose de positif ?
Oui, quand on a plusieurs semaines de répétition, arrive un point où l’on doute, se remet en question. Notre façon de faire permet d’évacuer beaucoup de fausses questions : un compte à rebours est lancé dès le premier jour de répétition, le public nous attend, ce qui produit une harmonie nécessaire au sein de la troupe.
Vu que le spectacle est peut-être moins rodé, ça vous arrive de varier d’une représentation à l’autre ?
Elles varient peu, les avantages de la brièveté du temps de préparation sont ailleurs : du côté de la responsabilité de l’acteur. Le metteur en scène qui n’a que 15 demi-journées pour monter un chef-d’œuvre n’a tout simplement pas le temps de tout dicter à l’acteur. L’acteur doit prendre ses responsabilités et penser, en plus de sa partition, au sens de la pièce et à l’équilibre général du spectacle. C’est très formateur : ça apprend à être autonome et à mettre de côté bien des faux problèmes (comme parfois les blessures narcissiques…). Il n’y pas le temps pour ça, on a fait une promesse : être prêts dans 15 jours à jouer Le cercle de craie caucasien.
C’est aussi lié à l’organisation démocratique de la troupe, vous êtes tous responsables à égalité du résultat.
Tout à fait, les décisions importantes sont prises à main levée : choix de la programmation, intégration des nouveaux venus. Les partitions elles aussi s’équilibrent : quand Joseph Fourez joue Ruy Blas dans la pièce éponyme, il joue un rôle moins important dans Tailleur pour Dames. On équilibre les responsabilités.
Question un peu difficile pour finir sur ce point. La Démocratisation du théâtre et de la culture en général est une expression à la mode, on l’entend souvent jetée en l’air sans plus d’explication, à la manière d’une formule magique. Pour toi ça veut dire quoi, précisément ?
En gros tu nous demandes le sens de notre vie (rires).
Je te répondrais, sans doute avec un peu de l’arrogance de notre jeunesse, que nous l’avons fait concrètement. Nous avons choisi de maintenir la place à 5€ et de rencontrer réellement notre public. Si elle est arrogante, cette passion me semble sincère : les quelques souvenirs que nous avons de gens qui pleurent de joie après telle ou telle représentation nous sont plus chers qu’une quelconque réussite institutionnelle. Je pense partager ça avec toute la troupe. On partage le désir de conserver la joie essentielle de l’acteur : partager des histoires, toucher les gens, leur donner le sentiment que la vie est un miracle. Ce genre de chose arrive beaucoup plus fréquemment dans un endroit comme Fontaine, avec ce public, que dans le « circuit » habituel.
À 5€ la place, le public abonde
C’est vrai et puis quand on parle de démocratisation on pense d’abord au fait que pas mal de théâtres se déplacent à la périphérie des villes, en banlieue…
Oui, c’est une initiative qui faisait sens à l’époque et aujourd’hui une volonté politique similaire fait défaut. Il faut reprendre ce dont on parlait tout à l’heure. Nouveau Théâtre Populaire comme hommage et critique : hommage à Jean Vilar et critique d’une certaine démission politique. Chaque jour nous abandonnons un peu plus notre farouche défense de l’exception culturelle, nous avons oublié que ce qui ne rapporte rien est le plus important. Nous avons dû passer de « National » à « Nouveau », parce qu’il faut maintenant compter sans l’Etat. Il suffit de jeter un œil sur nos comptes : argent privé, des dizaines de milliers d’euros, argent public, presque rien. On bénéficie d’une toute petite subvention par rapport à l’ampleur du projet, et nous avons dû créer le festival à partir de rien.
Cette année tu as aussi joué dans une pièce « du circuit », Les Liaisons Dangereuses, mises en scènes par John Malkovich. C’est vraiment un autre métier ?
Je pourrais dire que c’est un autre métier, mais ce serait une bêtise. Pour beaucoup Malkovich est une star du 7e art, mais c’est avant tout un acteur de théâtre, et un acteur qui pourrait tout à fait venir jouer à Fontaine ! Ce je t’ai dit à propos de jouer pour l’être humain et pas l’initié, il connaît ça. C’est peut-être pour ça que nous nous sommes rencontrés.
Le public est forcément très différent. Ça change quelque chose, quand on joue sur scène ?
Oui, il est différent pour des raisons économiques, j’en reviens toujours là, mais une place au théâtre de l’Atelier, c’est dix fois plus cher. Il n’y a pas de différence d’essence entre ces publics (c’est justement ce que l’on refuse, ce que l’on combat), il y a une différence d’habitude. Le festival rompt l’habitude de « consommation » de la chose artistique. J’ai payé 50€, je suis le roi. Chez nous, le public se sent invité ; c’est plus fraternel, solidaire. Je reviens à cette histoire de tarif unique parce que c’est loin d’être anecdotique. On nous dit souvent que ce qu’on donne vaut bien plus de 5 euros. Tout à fait d’accord ! Mais on ne souhaite pas prendre le risque de dissuader certaines personnes. Par contre, en fin de représentation un chapeau tourne et libre à chacun de soutenir notre démarche. On a parfois trouvé l’équivalent de la recette dans ce chapeau ! Et j’avoue que sans cet apport, il nous serait difficile de maintenir ce tarif unique. C’est aussi pour ça qu’on se permet de lancer un appel à tout notre public : pour continuer, il nous faut aujourd’hui un véritable soutien financier.
J’ai pas vu la vidéo postée sur le site le matin même, il me la montre sur son téléphone, la voilà. Et il faut bien dire qu’elle donne une impression que les mots auraient du mal à rendre :
Avant de passer à l’édition de cette année, une petite question qui porte sur une originalité de votre festival, la place accordée au public dit jeune, avec Je me métamorphose et Les mille et une nuits. Pourquoi accorder une telle importance à cette part du public qu’on ignore ou dont on exagère la spécificité ? Ovide et Les mille et une nuits ça peut parler aux enfants mais aussi aux autres…
Effectivement, les mille et une nuits c’est un livre de cul (rires).
À partir du moment où le fait d’être initié n’a aucune valeur à nos yeux, faire du théâtre pour les enfants devient une évidence. En veillant à ne pas trop les distinguer du reste du public : toutes nos pièces sont pour les êtres humains de 4 à 114 ans. Sans rire, on pourrait même dire que nous avons monté la Mort de Danton pour les enfants. Allons même plus loin, on ne fait jamais de théâtre que pour les enfants. Eux saisissent ce rapport direct entre le spectateur et l’acteur plus merveilleusement et purement que nous autres. Ils peuvent être passionnés et captivés par quelque chose qui se joue au-delà de la simple compréhension du texte. De la même façon, on pourrait voir un spectacle en vietnamien ou en japonais, et être tout de même subjugué. Ça me fait penser à la scène de Philippe Caubère interprétant Ariane Mnouchkine : « Le public n’a pas 8 ans, pas 5 ans, le public a 3 ans et je ne veux surtout pas qu’on m’explique rien. »
Je n’ai pas encore compris Beckett, mais quand j’entends Serge Merlin, 85 ans, dire La dernière bande, je suis secoué d’émotions de la première à la dernière minute. Je ne comprends pas ce texte, mais cet acteur me le fait vivre. C’est là le triangle essentiel : le spectateur, l’acteur, le poète. A chaque représentation, tout particulièrement à Fontaine-Guérin, on revient à cette chose essentielle et triangulaire. Et ça circule dans tous les sens.
Passons à 2013 : la programmation est plutôt éclectique cette année, Ruy Blas, Pelléas et Mélisande, Le cercle de craie caucasien. Sur quelle pièce comptez-vous le plus ?
On ne se pose pas la question, on ne va pas chercher à prédire le comportement des spectateurs, il est toujours imprévisible. Notre critère est ailleurs, nous voulons rencontrer le plus grand nombre, mais nous rêvons surtout de bouleverser le petit nombre. L’aventure unique de chaque spectateur est ce qui importe. L’indépendance dans nos choix est ce qui importe. On est fiers d’avoir 10 000 spectateurs en 5 ans, mais on est encore plus fiers d’avoir joué La mort de Danton devant 40 personnes ; c’est un geste qu’on peut et veut se permettre.
Songe d’une nuit d’été
Cette année il y a une petite nouveauté, Othello ne sera pas joué sur la scène habituelle mais « hors les murs », dans les villages alentours…
Oui, c’est une première et chaque année il se passe des choses pour la première fois. Il y a une histoire que j’aime raconter sur le festival : l’année dernière, deux adolescents de 14 ans qui habitent Fontaine-Guérin, Louis et Mathis, voulaient voir comment on travaillait. Bien sûr, on accepte : ils assistent aux répétions, on les initie un peu au métier d’acteur, etc. Résultat, 10 jours plus tard ils sont sur les planches pour la représentation de Macbeth ! Et ils joueront aussi cette année. Je me souviendrai toujours de Louis qui m’annonce après la dernière de Macbeth, qu’il sait dorénavant ce qu’il veut faire dans la vie.
Une autre nouveauté nous tient à cœur. On a ouvert certaines répétitions au public, le tout suivi d’une séance de questions, et je peux te dire qu’on a été surpris de voir arriver une vingtaine de personnes !
Vous cherchez vraiment à abolir le fossé qui peut exister entre la scène et le public ?
Il faut le maintenir à l’instant de la représentation. Il faut même parfois le creuser… Mais en dehors du plateau, il y a une aventure commune à la troupe et au public, où toutes les rencontres sont possibles. Je me souviens d’une autre scène. Alors qu’on répétait un passage de Ruy Blas pour la troisième fois, une petite fille s’est exclamé : « ils vont encore le faire ! », alors qu’il peut falloir 50 à 100 répétitions pour bien maîtriser une scène ! Et je pense qu’elle exprimait un étonnement partagé par le reste de l’audience. Les spectateurs étaient émerveillés de voir comment une scène varie d’une fois à l’autre, de pouvoir suivre son évolution et sa progression. C’était émouvant de voir toute une partie du public prendre conscience du travail que tout cela représente. Pour qu’il le voit une fois, on doit le faire 100 fois.
Pourrais-tu décrire un peu plus longuement le lieu où se déroulent toutes ces histoires ?
J’ai eu l’honneur et la chance de jouer le rôle de Puck dans Le Songe d’une nuit d’été. Ce spectacle a marqué les esprits, sans doute grâce à l’harmonie sidérante entre le texte, la troupe, et le lieu de la représentation. Il est question dans la pièce de champs, de forêts, de clochers, de fêtes, de musique, de cimetière et d’esprits. Or le plateau a pour lointain un grand cerisier en fleur, la maison de campagne et un clocher illuminé par le coucher du soleil. Le jardin peut s’apparenter à un champ : nous sommes mitoyen du cimetière et la forêt est juste derrière le public ! Je pouvais dire à minuit : « C’est l’heure où les esprits sortent des cimetières » et il me suffisait de faire ça (il tend les bras vers la gauche) et le cimetière ! Ce caractère d’évidence a bouleversé tout le monde, et nous les premiers. Cela donnait l’impression de soudain voyager dans le temps, ou plus précisément de toucher à l’éternité de ce texte. Quoiqu’en dise la modernité, on aura toujours besoin de cimetières et de penser que les esprits des morts persistent d’une façon ou d’une autre dans le présent.
Des projets pour l’avenir ?
Poursuivre l’aventure (démocratisation culturelle, théâtre élitaire pour tous, décentralisation sauvage) dans la même direction et articuler au festival la construction d’un lieu de création permanent. Il faut poursuivre, sinon ressusciter, la lutte engagée par Copeau, Gémier, Barrault, Vilar, Vitez et d’autres encore.
Y a-t-il une question que je ne t’ai pas posé et à laquelle tu souhaiterais répondre ?
J’aimerais parler de nos projets de programmation pour 2014… si 2014 il y a ! Deux projets sont à l’étude : les deux tétralogies historiques de Shakespeare (8 pièces pour 15 heures de spectacle) et l’intégrale du Soulier de satin de Claudel (seulement 12 heures de spectacle, NLDR). Dans un cas comme dans l’autre, ce serait une belle défense de l’esprit qui nous a portés depuis le début. Repousser les limites. Se montrer optimiste et combatif. S’adresser aux êtres humains. L’auteur anglais Howard Barker parle d’un théâtre « pour le petit nombre ». Un théâtre dont le spectateur dirait : « Je me suis senti honoré parce que j’ai trouvé ça difficile ». Comme lui, nous croyons que le public est capable de tout. Ce qu’on cherche parfois en tant qu’acteur, comme en tant qu’être humain, c’est d’être éprouvé. C’est ce désir et cette exigence, qui animent la troupe et auxquels le public répond, qui font du festival un moment aussi précieux, un véritable moment de partage.